Post-scriptum du 21 mai 2020 :
Les témoignages sont autant de marqueurs concrets complémentaires d’une histoire qui a vu la gauche inverser l’ordre de ses priorités. Mais on se gardera avec Didier Motchane, de « l’autobiographe pontifiant ou pénitent (qui) ne se fait jamais que le souvenir veuf d’une mémoire épuisée. Surtout s’il espère obtenir de la reine du tournoi le Prix de la Vérité… »
On réservera donc les nôtres, le cas échéant, dans l’illustration de nos réflexions ou dans des billets lorsque l’anecdote illustre le fond de l’affaire, plus en qualité de « spectateur engagé » qu’acteur dans cette politique spectacle obéissant à des cadres anthropologiques qui dévalorisent l’action militante. Celle-ci serait motivée par la recherche de « gratifications symboliques » (et pourquoi pas d’ailleurs? n’éprouvons-nous pas une réelle fierté à l’évocation de ces batailles militantes et un vrai plaisir dans ces liens de camaraderie et de rencontres auprès de personnalités éclairées et rayonnantes?) sinon matérielles (quand le noyau dur de ce qu’il resterait de militants reposerait aujourd’hui en grande partie sur les personnels des collectivités locales). C’est dans une perspective plus noble de la militance comme dépassement de la contradiction multimillénaire entre l’égoïsme et l’altruisme par le sentiment de contribuer à une œuvre plus grande que soi, qu’il ne faut pas hésiter à garder la tête haute dans une militance concrète au cours d’une histoire qui a vu pourtant la gauche inverser l’ordre de ses priorités, oubliant aussi la place et le rôle des « intellectuels organiques » (grands et petits) dans la préparation d’un basculement idéologique. Militance qui voudrait croire en son destin mais jugée trop naïve et souvent méprisée des milieux dirigeants de la politique professionnelle. Ceux-ci ne se grandissent pas en se ménageant trop souvent une base, masse de manœuvre manipulable et parfois gratifiée en conséquence, toujours préférable aux citoyens aguerris pour singer la démocratie, avec un trop plein de discours creux, d’arrière-pensées et de petites phrases ambivalentes, permettant tout et son contraire. Ce qui fait le lit des fossoyeurs de la démocratie !
Le combat militant pour le socialisme et la république doit continuer. Mais il doit se soustraire de l’influence idéologique néolibérale qui le désarme et notamment :
- Celle d’une gauche social-libérale qui a épousé la vision anthropologique de l’individualisme méthodologique (théorie des jeux chez Boudon : je gagne, je perds ou je compense gains et pertes dans mes échanges motivées par l’intérêt) et la philosophie politique libérale. Sur ces points il faut lire en particulier Jacques Généreux dans ses essais sur la Dissociété, le socialisme néomoderne ou la grande régression, Philippe Corcuff dans ses « B.a-ba philosophique de la politique pour ceux qui ne sont ni énarques, ni politiciens, ni patrons, ni journalistes », ses nombreux écrits de « trajets critiques en philosophie et sociologie » et ses « Enjeux libertaires pour le XXI° siècle par un anarchiste néophyte », Michel Clouscard dans sa critique du capitalisme de la séduction. Faut-il rappeler les plus hautes références toujours incontournables de la pensée socialiste (au sens large) qui sont celles de Marx, Engels, Jaurès et Gramsci ? Références auxquelles il est utile d’articuler ou de confronter d’autres écoles de pensée dans le foisonnement de leur développement et entrecroisement : celles du socialisme utopique, de l’anarchisme, de l’idée républicaine et du communisme libertaire. On s’attachera aussi à suivre les travaux de la critique sociale sans pour autant céder au relativisme et à la pensée fourre-tout au risque de perdre le cap d’une conception dynamique d’un réformisme révolutionnaire qui articule la fin et les moyens dans une perspective éthique, politique et morale.
- La primauté des droits (et des luttes contre les discriminations dans ce qui semble leur violation) contre la loi qui ne trouve plus à représenter la volonté générale, dans un système de conflits de logiques des droits revendiqués contradictoires et attachés aux identités, fort bien développée dans l’œuvre de Jean-Claude Michéa, un colloque de Res Publica, les essais de Pierre-André Taguieff et de Jean-Pierre Chevènement (Passion de la France à la collection Bouquins chez R.Laffont 2019). Les sources de la pensée républicaine restent dans ce cadre toujours bien précieuses et leur champ d’exploration est immense (autour du républicanisme civique notamment de Machiavel à Harrington !).
- La fin du travail qui épouse l’air du temps (partage du travail, revenu d’existence par refonte des minima sociaux, promotion des activités avec des contrats d’insertion, etc.) et auquel s’oppose avec une grande clarté idéologique sur la base d’une recherche sociologique décapante, Bernard Friot qui vante la « puissance du salariat » et de la sécurité sociale comme « mode de production communiste déjà là » (qui doit s’étendre demain à d’autres domaines tels que l’alimentation ou l’habitat), prenant à rebrousse-poil tous les faux semblants et chausse-trappes de la pensée dominante intériorisée sur la rareté des emplois et la nécessité de «l’abaissement du coût du travail»,. La lecture et l’écoute des conférences du juriste du travail, de la sécurité sociale et de la philosophie du droit, Alain Supiot, professeur au Collège de France, nous fera explorer tout une recomposition des savoirs dans ce champ très large.
- Le marché comme régulation systémique. Ici la floraison d’analyses marxistes, de l’Ecole de la régulation, des économistes atterrés ou d’ATTAC, de Jean-Pierre Chevènement, de Jacques Généreux, du regretté Bernard Maris et de tant d’autres dont nous n’avons pas épuisé la lecture offrent des approches pluralistes mais critiques du capitalisme financier mondialisé et du néolibéralisme dont on ne saurait se dispenser d’une lecture approfondie, pas plus d’ailleurs que de celle des fondamentaux dans la critique de l’accumulation capitaliste en la matière : Karl Marx, Friedrich Engels et les marxistes (dont les pensées sont parfaitement synthétisés dans l’histoire du marxisme contemporain, collection dirigée par le regretté gramscien Dominique Grisoni), les traités aujourd’hui datés mais néanmoins utiles d’Ernest Mandel et dans une tout autre perspective des théoriciens du capitalisme monopoliste d’Etat.
Ce combat ne doit pas non plus s’épuiser dans la crise d’identité d’une gauche qui a trop longtemps porté les stigmates du stalinisme dans un difficile arrachement au modèle de socialisme bureaucratique étatique, autocritiquée par les courants d’historiens communistes dans « l’histoire mondiale des socialismes » sous la direction du regretté Jean Elleinstein, histoire aussi incontournable (par-delà la connaissance historique et érudite du socialisme mais pour une militance éclairée) que « l’histoire générale du socialisme » sous la direction du regretté Jacques Droz. Insistons sur la place du « continent histoire » dans la pensée marxiste pour inviter aussi aux lectures de l’Histoire-Monde du regretté Fernand Braudel et de son disciple récemment disparu, Immanuel Wallerstein.et, plus largement des historiens dans le sillage de l’Ecole des Annales. Vaste programme de lecture que nous voudrions partager en sachant qu’il faut l’avoir en tête, ne serait-ce que pour en explorer quelques morceaux choisis! Ce qui ne serait déjà pas si mal (je parle pour moi).
Ces écueils des sociaux-démocrates et des communistes expliquent l’égarement de la gauche dans la perpétuation d’un modèle de croissance productiviste dont la critique trouve à s’exprimer dans de nombreux ouvrages qui ont suivi « La campagne de René Dumont et du mouvement écologique » parue en 1974 chez Pauvert. Parmi les auteurs critiques de l’économie productiviste et du « progrès » dont il faut conseiller la lecture : Bernard Maris, J.C Michéa, P.A Taguieff, Jean-Marie Harribey, des économistes d’ATTAC (dans « les petits libres » de la collection Mille et une nuits) et des tenants d’un « socialisme gourmand » (le bien-vivre : un nouveau projet politique vanté par Paul Ariès) préférés aux « décroissants » tenant d’un écologisme radical (versus éco socialisme ou écologie politique humaniste ou rationnelle).
L’idée d’une croissance sociale, référence socialiste d’avant 81, n’était-elle pas plus audacieuse que tous ces petits jeux politiciens d’aujourd’hui (sans base idéologique solide visant à capter un électorat écologiste caractérisé par sa base sociale mouvante et son idéologie équivoque) quand elle portait en elle cette capacité de subvertir le système aux raisons duquel elle a fini par se ranger en responsabilité nationale?
« La croissance comme la vitesse d’une bicyclette doit maintenir l’équilibre du véhicule social : peu importe la direction pourvu qu’il roule. La croissance capitaliste a d’abord pour but de conserver. A travers elle, le mécanisme de l’accumulation capitaliste entraîne tous les autres… » écrivait Chevènement dans le manifeste socialiste servant de préface aux « Clefs pour le socialisme » du très regretté Didier Motchane. Cet inégalable théoricien, d’une résilience sans pareil, conjuguant l’éloquence, la rigueur et la poésie dans des mots armés de sens qui nous ont tant appris (nous, ces « échevelés du CERES » aux questionnements insatiables) et dont les analyses d’une pertinence cinglante s’accommodaient mal des petits arrangements de la social-médiocratie !
Et, malgré cette dialectique à la manœuvre, cette impuissance, chez « Les socialistes, les communistes et les autres » à conjurer la marche en avant de ce mouvement néolibéral qui a tout entraîné dans son sillage, donne toujours à réfléchir à la façon de Motchane, incarnation d’une pensée dialectique vivante pour ceux à qui il importe toujours de « comprendre, vouloir et agir ». On lira avec intérêt « Ni périr ni trahir » un demi-siècle de débats et combats socialistes préfacé par Chevènement en juillet 2018, ouvrage posthume à l’initiative de Jean-Paul Pagès, militant du CERES puis du MDC.
Parlant de Didier Motchane, Chevènement souligne qu’en « fin dialecticien et redoutable polémiste, il comprenait que les défis du monde impliquaient cette conversion républicaine à laquelle le PS pour son confort, mais aussi pour son malheur, a préféré une conversion libérale à bas bruit et, pour cela même, irrémédiable. Didier, je l’ai dit, n’était pas seulement un théoricien. Il était un redoutable polémiste. Il avait le mot qui tue. Aussi parle-t-il des gaullistes « commémoratifs ».
Aux déçus de mai 68 qui, dix ans après, dressent le constat du décès du mouvement ouvrier, il concède qu’ils ne sont pas ses assassins, pas plus qu’ils ne peuvent s’improviser médecins, mais qu’ils sont simplement les victimes d’une erreur de diagnostic : bons staliniens pour la plupart, ils ont confondu la classe ouvrière avec le parti communiste : « En quittant celui-ci ils ont cru voir disparaître celle-là ».
Mais c’est à la deuxième gauche que Didier Motchane réservait sa meilleure verve rajoute Chevènement évoquant l’ironie mordante de ces mots de Motchane : « Elle n’est au fond qu’un produit et un témoin de la crise de la première, c’est-à-dire de la gauche ». Et Chevènement de conclure sa préface en affirmant que « Didier Motchane était resté le dernier fils de Prométhée : il nous encourage encore et toujours à professer « l’optimisme de la volonté ».
Si les hommes écrivent l’Histoire sans toujours savoir laquelle, notre pratique militante a bel et bien échoué à infléchir l’ordre des choses. Mais ne permet-elle pas aujourd’hui de donner sens et légitimité aux combats d’ici et maintenant? La collection des archives du CERES chez Bruno Leprince nous ressource dans cet « Enjeu pour la République et le Socialisme », titre de notre revue d’après le tournant libéral de 83 qui déclare dans son manifeste « Nous souhaitons, en effet, que la République redevienne ce que ses fondateurs avaient voulu qu’elle fût, un bien collectif ». Le livre de Jean-François Claudon et Julien Guérin retrace l’épopée des jeunes du CERES de 1971 à 1981. « Cheveux longs et poings levés » (Bruno Leprince 2012) et nous livre une belle et complète documentation sur les mouvements de jeunesse socialistes (Mouvement des jeunes socialistes et des Etudiants socialistes) auxquels nous étions liés dans cette période. Dans sa préface, Didier Motchane résume en quelques mots « Ce que fut le CERES, ce qu’il a voulu être : la volonté de tirer les conséquences d’une conviction. Que le socialisme, avenir souhaitable, devienne possible. Non pas comme l’horizon d’une histoire qui recule à mesure qu’elle vieillit, utopie dans le sens le plus triste d’une idée magnifique, non pas dans l’avènement d’une société sans conflits, ni désirs, mais dans l’accomplissement du vivre ensemble qui tienne à l’honneur de magnifier les chances du bonheur de chacun ».
Ces références militantes mettent à mal les raisonnements implicites de ces petits dirigeants sophistes qui tranchent à la va vite les sujets majeurs dans une conciliation idéologico-politique désarmante et voudraient au nom de raisons jamais explicitées invalider nos perspectives d’avancées vers une République sociale. Qu’ils nous expliquent donc où, quand, pourquoi et comment les fondamentaux du socialisme démocratique républicain qui restent les nôtres ont été mis à la trappe ou jeté par-dessus bord. Ou plutôt qu’ils s’en expliquent! Quant à nous nous continuerons d’exposer en toutes libertés nos raisons d’agir car selon le mot de Jean-Pierre Chevènement dans un entretien pour le blog citoyen, socialiste et républicain : « Vivre c’est lutter ! »